Elle sortit une paire d’ailes de sa poche. Elle les regarda, les examina à la lumière du jour naissant, de cette aube qui l’avait tant inspirée, réchauffée, régénérée. Dans l’angle droit, au reflet des premières lueurs du soleil montant par cette fenêtre qui donnait sur les Alpes, à l’est, miroitaient des couleurs nacrées. Et puis, gentiment, au fur et à mesure qu’elle tournait les ailes en tulle de lumière pailletée, venaient d’autres reflets moirés, jaunes, or, argentés avec des tâches de couleur çà et là.

Il était temps de prendre son envol.

Joyce regarda sa montre, dont les aiguilles, dans leur subtil écrin doré, faisaient des virevoltes, parfois douces, parfois plus saugrenues, au gré du cycle qu’elle traversait. Parfois, quand elle avait besoin de repos, le frétillement des aiguilles devenait plus doux, et on pouvait presque les entendre chanter, lorsque l’on y penchait l’oreille, une mélodie ressemblant à une berceuse, à un air fredonné invitant au repos et à l’écoute de son cœur.

Ces mêmes aiguilles, lors d’un passage à vide ou par la tourmente, pouvaient se mettre à vaciller fougueusement d’un côté à l’autre, de manière à ce que Joyce prenne son courage à deux mains et, la main sur le centre de sa montre, se mette à intégrer l’impermanence, l’intemporalité de ces balancements qui, quelques instants plus tard, se dissolvaient dans le néant, la vacuité de l’infinité.

Petit à petit se dessinait en elle un sentiment nouveau. Elle avait toujours très secrètement rêvé de voler, elle en avait même beaucoup parlé aux autres sans s’en donner à elle-même la permission. Maintenant les choses pouvaient être différentes. Elle n’avait plus réellement besoin de s’accrocher au passé ressassé – ce passé qui lui avait apporté tant, au gré des souffrances traversées et libérées. Au point où elle avait complètement changé de vie, s’était construit, avec le partenaire de ses songes, un cocon de beauté, liberté et joie où avait même vu le jour une petite déesse fée.

Oui, quelque chose de réellement magique se dessinait en elle. Un sentiment de toute puissance, de la faculté de voir au-delà de l’ancien vers un monde nouveau, dans lequel elle-même était en train d’entrer. Un pont de lumière, d’harmonie, de joie, de bonheur. Un pont de confiance, vers le centre de son cœur d’où pouvaient partir mille messages d’amour pour la terre, pour chaque personne dans toute son individualité, sa différence, sa bonté à elle, à lui, une bonté toute propre, toute neuve.

« Oui », considéra Joyce: « ces ailes vont me permettre de voler quand je le souhaiterai car je pourrai les enlever quand je voudrai, et puis les remettre, les enlever, à souhait. Tout compte fait elles m’offrent là une grande liberté».

En réalité, Joyce avait encore peur de ce que cela lui coûterait que de mettre ces ailes, car elle savait que c’était une décision, un choix à prendre qui la ferait voir les choses différemment, et ce, pour le restant de sa vie. Elle toucha le tissu nacré qui lui donna l’impression de frémir sous ses doigts. C’était comme si le tissu bougeait avec elle, suivait le moindre de ses mouvements pour se lover à son corps. « Allez, courage », lui dit-elle… se dit-elle. « La vie c’est maintenant, et puis vu qu’il s’agit d’une paire d’ailes qui, d’autant plus, est très belle et seyante, je bénéficierai d’une grande liberté ». 

Joyce se leva pour faire face à son grand miroir de jade, sur la droite. Elle se contempla, de côté, puis de face, caressant d’un geste léger et content le tissu de soie de sa longue robe de chambre blanche. D’un basculement de sa tête, elle ramena ses longs cheveux vers l’avant et les torsada, les attachant au sommet de sa tête. Ainsi, elle ressemblait à une reine se préparant à l’aventure. Se préparant à sortir de son tunnel, sa maison, son empire, bâti à la douceur de ses larmes, à la lueur de son cœur.

Il était temps qu’elle prenne son envol, qu’elle se dévoile au monde.

Cet épisode lui rappelait sa mère qui, pendant longtemps et pour se défendre de la vie, et pour l’aider à elle-même rester fermement accrochée sur terre, lui avait défendu de rêver. La famille avait pris assez de risques, il ne fallait pas outrepasser mesure. Et puis, sa mère lui rappelait toutes les personnes sceptiques qu’elle avait rencontrées et qui très probablement se trouveraient sur sa route. Dans sa jeunesse, seule, à la fenêtre d’une chambre dans un immeuble gris aux murs de papier, Joyce avait tout de même laissé couler les mots dans son cahier. Lourds de sens, de désespoir, d’exaspération, ils tombaient comme des lettres à la mer, dans l’attente qu’un jour meilleur se présente à elle. Qu’un jour, elle laisserait tomber son habit de Cendrillon et qu’elle pourrait enfin danser librement, danser définitivement, sans plus le soutien de cette montre folle qu’elle portait au poignet.

Et ce jour était arrivé. Ayant pardonné sa mère et séché ses larmes, elle endossa ses ailes qui commencèrent à frétiller de toutes leurs forces, à envoyer des ondes de magie et de joie dans l’atmosphère. Et puis elle ouvrit sa fenêtre à laquelle commençaient à chanter les oiseaux, ôta la montre, qu’elle jeta par-dessus bord, dans le précipice, créant des échos dans la vallée. Étant montée sur le rebord, un cahier sous le bras, elle-même s’élança dans le vide, le cœur empli de confiance.

Il fallut un moment pour que Joyce se rende compte de ce qu’il lui arrivait. Les ailes la propulsaient, d’abord doucement, ensuite plus fermement, dans une direction toute nouvelle, à toute vitesse, comme une fusée. Au-dessus les Alpes, dans un endroit plus verdoyant où c’était déjà le printemps. Elle virevoltait dans tous les sens et un sentiment de gaieté petit à petit s’emparait d’elle. Assise au pied d’un arbre où elle parla avec une licorne, elle commença à tracer, dans son cahier, des symboles ressemblant à des runes, qui purifiaient à la fois son cœur et celui des autres, de la terre entière. Ces symboles jaillissaient de son esprit à toute allure, comme si elle les avait toujours connus.

Et puis sa mère intérieure lui répondit, d’un endroit très profond en son cœur, que là résidait son véritable pouvoir, sa maîtrise : en sa capacité à voir le Meilleur pour elle, pour les autres, et à les appeler à eux-mêmes non pas par la raison, mais bien à partir de ce lieu d’intégrité édifié en elle-même. A partir de cette lumière, cette brillance que toutes et tous voient, même dans la plus obscure des nuits de l’âme. Là résidait son véritable pouvoir, et là, tout pouvait commencer.

Cet enseignement riche en sens, Joyce l’avait auparavant perçu, comme toujours attendu. Maintenant elle en était certaine. Le futur se situerait pour chacun dans la lumière, l’amour, dans l’équilibre et la bienveillance intérieures. Sa véritable mission était de briller de tous ses feux, d’inspirer, d’honorer, de créer, d’illuminer et de vivre, de vivre pleinement sa vie.

Riche de cette réalisation, Joyce enjamba la licorne qui l’attendait patiemment, et partit à la découverte de nouvelles contrées illuminées, le regard neuf et le cœur empli de joie. Elle avait décidé de franchir le pas et entamait une aventure toute nouvelle, toute « Elle ».